La
grande évasion
Trente-deux mille... Nous étions 32 000 à avoir choisi ce dimanche 9 avril 2000 pour tenter la plus belle des belles... Celle qui allait nous arracher à notre cellule... de travail. Nous libérer de notre train-train quotidien pour nous transformer en galériens de macadam. La ville du plaisir, la capitale des loisirs ne pouvait refuser de nous offrir l’air du large. Et même si nous étions nombreux à... appréhender cette évasion, rien, ne pouvait nous arrêter. Nous n’avions pas volé, nous voulions, simplement, nous dérober... complices d’une passion qui nous pousse, pousse... (chinois, bien entendu) à nous encanailler pour la course à pied. Venus d’une quarantaine de pays, il nous paraissait impensable de ne pas tenter l’aventure. De ne pas tricoter des gambettes pour décaniller sans arrière-pensées. Courir de plaisir, courir par désir, est notre petit délire : le dimanche, en vacances et même en semaine, histoire de nous approprier un brin de liberté, à bon marché... mais en petites foulées. Cette grande «évasion», ce fut également une merveilleuse «Traversée de Paris», revue et corrigée par des morts de faim du bitume parisien. Que Gagin nous le pardonne, ainsi que Bourvil, Jeanne Betti, Charles Bronson, Steeve Mc Queen. En ce dimanche 9, des milliers de femmes avaient décidé de jouer les filles de l’air ; des milliers d’hommes de mettre les voiles, de prendre la clé des champs... Quoi de plus naturel, dans ces conditions, que de se donner rendez-vous aux Champs... Elysées. Jusqu’alors, prisonniers de nos habitudes, et mis à l’ombre du quotidien... nous ne pouvions que craquer, en p’tit short et tee-shirt, dans les rues de Paris. Nous étions... prévenus. Oubliées nos têtes de porte de prison des matins maussades, nous devions faire «fissa » dans la joie. Cela dit, près d’une heure vingt en arrêt de rigueur pour attendre le départ, ce n’était pas le mitard, mais le prix à payer pour notre liberté conditionnée. Autre contrainte –subie sans plainte... contre X- les organisateurs nous avaient demandé d’attacher une puce électronique à nos baskets. Par ce boulet improvisé, nous étions en... liberté surveillée. A 9heures précises, coup de pistolet. Mais impossible de s’évader. La loi du très grand nombre s’est muée en... force de l’ordre. Et nous partîmes... arrêtés pendant plusieurs minutes. 32 000 candidats à une cavale, ça fait toujours désordre. Bousculade, coups de coude, chevilles frictionnées, cris, chansons coquines, éclats de rire en plein visage... la descente des Champs Elysées se fit tout juste au pas cadencé. Place de la Concorde, l’esprit de corps était total. Rue de Rivoli, personne ne songea à la victoire de Bonaparte sur les Autrichiens. Palais du Louvre... des dizaines, des centaines l’ouvraient à qui mieux-mieux avec, parfois, des propos hors-la loi. Place de la Bastille, j’eus, c’est vrai, une pensée pour tous ceux qui, il y a plus de 200 ans, offrirent leur vie pour que je puisse, en ce dimanche frisquet, courir en short... eux, les sans-culottes. Place de la Nation, mes palpitations et ma vision sont à l’unisson. Et, brusquement, vers le 11° kilomètre, arrive le Bois de Vincennes. Dans cette forêt notre tangente est parfaite pour nos sinus (tant pis pour les cosinus). Mais, là, c’est une vision dantesque qui nous attend : arbres cassés, souches déracinées, la tempête de décembre 1999 a fait de terribles ravages. Un peu plus loin, la sérénité du Vélodrome de Vincennes me dope (mille excuses pour ce jeu de mot) le moral d’autant que les 21 km approchent avec, bien sûr, un nouveau ravitaillement... Les ravitaillements, maman, en de tels instants, c’est dément... C’est à qui se précipitera le plus vite sur les bouteilles d’eau, les tranches d’orange. A qui bousculera le plus grand nombre de compagnons. Oui, c’est comme cela, rien n’y changer, il faut... se rendre, à l’évidence. Avenue Daumesnil, évadé en goguette qui «prend son pied, à la barbe» des Parisiens bloqués sur leurs trottoirs, je me fends de quelques... pieds de nez. Gare de Lyon, bizarre, je ne peux m’empêcher de penser à mon sac de sport et mon pyjama qui m’attendent à l’hôtel où, la veille, j’ai dormi sur le «qui vive».... La Bastille, de nouveau : «A ça ira, ça ira» ?. Quai des Célestins, la Seine toute proche se la coule douce alors que je commence à suer sang et eau, d’autant que les casse-pattes des trémies me rappellent à l’ordre. Cette grande évasion, c’est pas pour moussaillons. Sous le Pont d’Arcole, «l’Eau-triche» et Bonaparte n’est plus là. Mais, en vérité, si ma mémoire est bonne, ce pont je ne l’ai pas vu (pas plus que le suivant) car nous avions pénétré à l’intérieur d’un tunnel de quelque 800 mètres, et pour les marathoniens du dimanche que nous étions c’était à qui chanterait, pardon hurlerait le plus fort pour se défouler et s’enlever tout remord. Cours Albert-1ier, je ne sens plus mes pieds. Pont de l’Alma... c’est là qu’une certaine princesse, éprise de liberté, s’en est allée. Avenue de New-York, plus loin la Tour Eiffel. Et puis, ici, Radio France qui évoque notre Traversée de Paris, sans même supposer que, pour moi, la galère a commencé. Je le sais, le couperet est tombé, je ne passerai pas en dessous des 4 heures de course. Ces satanés pavés que nous n’avons cessés de rencontrer ont causé un bien pénible préjudice moral... à mes plantes de pieds. Enfin, l’entrée du Bois de Bologne, au 32° km je crois. Le stade Roland-Garros me fait un clin d’oeil et ma respiration s’emballe... de match. L’hippodrome d’Auteuil... je ne ferai pas partie du tiercé, ni du quinté gagnant. Etonnant, non... De surcroît, depuis longtemps, je ne suis plus dans mes temps. J’en suis... confondu. Le chrono m’imposera une prolongation de garde à vue. 39° km, je tombe sur un ami (*) de Saint Priest. Cette évasion, garçon, c’est ensemble que nous la finirons. Avenue Foch, une courbe, une ligne droite, c’est l’arrivée ! Notre marathon est... bouclé. Moi, je suis libéré, j’ai purgé ma peine qui fut mon plaisir... Mais, attention, je vous vois accourir pour médire et affirmer que mon «cas m’isole de force»... Et bien, vous vous trompez : nous étions 32 000 pour cette traversée de Paris de l’an 2000. 32 000 pour un régal de cavale. Michel SEVEYRAT (Article
paru dans le Dauphiné Libéré, Editions Nord-Isère P2, le 11 avril 2000) (*) Michel Nicolas, un atypique directeur d’école de la banlieue lyonnaise.
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