Marathon de New-York - 2000

... Et j’ai pleuré dans Central Park en folie

« A – lay – la – Frawnce !  A – lay – la – Frawnce ! ».

Par Lucifer, ma tête est prête à éclater. A tout jamais mon cœur a chaviré. « Allez la France ! Allez la France ! » Huit cents fois, mille sans doute et peut-être plus... je l’ai entendue cette phrase magique qui, tout autant de fois, m’a fait frissonner en me serrant le cœur. Bien sûr, tous les anciens m’avaient prévenu : « New York, tu verras, c’est extraordinaire. L’ambiance est inimaginable. Et puis, sur ton tee-shirt, mets bien un écusson tricolore. Ils adorent les Français ». Oui, j’étais prévenu. Mais de là à subir un tel déferlement, une telle tempête : Non, je dois cet aveu : je n’ai toujours pas réalisé.

New York... c’est géant, envoûtant, époustouflant. Tout est spectacle même, pardonnez-moi, la misère. Un Frenchie dans la City, c’est une fourmi au pays des Titans. En levant les yeux, vous vous demandez si le ciel existe encore tant les buildings s’élèvent, s’élèvent...

New York, il faut y aller au moins une fois dans sa vie. Pour ma part, de toutes mes forces, je ne souhaite pas que le temps efface, ni même estompe mes émotions. Ce marathon new yorkais, il m’a, au plus profond de mes chairs, marqué à l’encre indélébile.

Il y eut tout d’abord ce départ sur le pont Verrazzano. Monstrueux ! Il y avait là 35 000 coureurs piétinant sur place. Le pont, je vous le jure, se mit à vibrer lorsque, au signal, on s’élança... en marchant. Ce départ, ce n’est pas au pistolet qu’il fut donné, mais au canon. Un canon qui, tout aussitôt, fit hurler à la mort les sirènes et les cornes de brume des bateaux qui tournaient en rond, sous le pont et sur les eaux de l’Hudson, tandis que dans les airs plusieurs avions publicitaires et hélicoptères nous abreuvaient d’un bourdonnement d’enfer.

Les premiers kilomètres... au milieu d’une marée humaine bigarrée, chamarrée, survoltée, venue des cinq continents et de plus de 90 pays... ces kilomètres, et bien d’autres, je ne les ai pas vus, trop occupé à regarder où je mettais les pieds et à me protéger d’un vent dément. Bousculé, brinquebalé, apostrophé, il m’a semblé, durant une éternité, que je n’étais qu’un fétu de paille dans une tourmente.

Et Brooklyn est arrivé. Tout a changé. Cris, hurlements, you-you sud-américains, sonos mises à fond la caisse... tout cela, je l’ai reçu en pleine poitrine. Mon cœur s’est mis à battre la chamade, je n’ai pu m’empêcher de frissonner. Sur ma gauche, au loin, j’ai aperçu la forêt des pierres tentaculaires des tours de Manhattan. C’est alors, brusquement, les yeux ouverts, que j’ai rêvé au Massif du Tanargue, au fin fond de l’Ardèche méridionale, où mes lointains, très lointains ancêtres vivaient dans le froid et le vent, par 1 200 mètres d’altitude, à Loubaresse. Qu’il était loin ce Tanargue bien aimé ! A Brooklyn, où l’on parle plus de 110 langues, au milieu des constructions du nouveau monde, je me suis dit combien l’Ardèche est belle.

Mais, très vite, la cohue m’a ramené dans la 4° Avenue d’autant que plusieurs « A – lay – la – Frawnce », pas facile à décoder, venaient de me surprendre. Tout d’un coup, la folle amitié du peuple new yorkais me glaça l’échine. Misérable inconnu, perdu dans un tumulte aussi bruyant que suffoquant, je venais de comprendre que l’on m’encourageait. J’avais eu, il est vrai, la faiblesse de faire coudre deux écussons tricolores et... un « Dauphiné-Libéré » sur mon maillot.

Soudain, la foule insensée qui bondait les trottoirs m’hypnotisa. Ses cris me nouèrent l’estomac. Ici et là, des gorges anonymes, noyées dans la frénésie ambiante, lançaient également des « I love France » terriblement pénétrants et émouvants. Pourquoi refuser ces messages d’amour et ne pas profiter d’un bonheur sans pareil ? Mais oui, j’étais en train de vivre un pur délire. A courir de plaisir... Tricoter des gambettes parmi des milliers de folets et folettes, quel privilège ! C’est ainsi, du côté de Greenpoint, que j’ai songé à Philippe Chalande et Rodolphe Cécillon, ces deux bouillants rugbymen du Nord-Isère, qu’une fatalité immonde brisa au sortir de deux mêlées. Que j’ai songé au Berjallien Jeannot Daudé et à ses 2,04 m méchamment pliés sur un stade du Languedoc-Roussillon. Que tous trois sachent, qu’à New York, j’ai pensé à eux.

Cela dit, les cris de la foule se refusèrent à m’accorder le moindre répit. New York City la majestueuse s’imposa sans tendresse à mes yeux désorientés. New York, qui bouge et qui grouille, renferme tout ce qui est excessif. De fait, elle est l’exemple même des mégalopoles, des agglomérations qui accaparent et écrasent tout ce qui les entoure. Un exemple qui prouve, si besoin était, que les villes sont parties à la conquête des campagnes proches et que nombre de citadins se sont attribués le droit d’imposer leur pensée aux contrées lointaines. Non, les campagnes, les montagnes doivent conserver leurs paysans et leurs moutons.

« A – lay – la – Frawnce... Cou – rayge.. A – lay ! » De nouveau l’amour du public new yorkais me submergea et je ne pus m’empêcher de lancer des merci , merci, merci. Oui, j’avais envie de congratuler la terre entière et même ce vilain coup du sort qui m’infligea une déchirure au mollet droit, le deuxième vendredi d’août, m’empêchant de courir d’orgueil pour me muer en contemplatif. 

« I love France ! Vive la France! »  Comment se fait-il que les femmes et les hommes qui, en théorie, dominent la planète aient un tel penchant pour notre gaulois de pays où la gabegie est reine, le souk roi et la rébellion intellectuelle est religion ?

C’est avec ce mystère en tête que j’ai franchi le pont Willis, découvert le Bronx et un nouvel accès de folie. Deux kilomètres plus loin, c’est Harlem qui se faufila sous mes yeux, véhiculant une infinie tristesse. Oui, j’ai vu les chapelles de Harlem, mais pas de gospels ; seuls deux orchestres étaient au rendez-vous.

Le plus beau, le plus géant, il devait surgir quelques kilomètres plus loin avec les premiers mètres dans Central Park. Bêtement, d’un coup, je me suis mis à lancer des « Oh happy day – ay – ay. Oh happy day! » totalement éraillés... Ce qu’on est bête quand on transpire de bonheur. Mais comment résister à tous ces encouragements, ces cris, ces chants, ces musiques, cette communion irrationnelle entre des milliers de gens qui ne se connaissent pas et qui ne se reverront jamais. C’est ainsi, tout simplement, que j’y allé de quelques larmes d’émotion.

Allez, que Dieu, s’il existe, conserve ce feu d’amour qui couve encore au plus profond de la paume de ma main gauche que je tendais sur le côté en longeant les trottoirs. Cette paume que le plus grand nombre caressa mais que quelques-uns explosèrent.

Jamais plus... non plus, je ne pourrai oublier cette formidable Mama africaine qui, bien après l’arrivée et parce que je venais de lui serrer les deux mains, m’enlaça brusquement, me souleva de terre et m’embrassa de toutes ses forces.

Toi la Mama, un jour, il faudra que tu l’apprennes : « Je t’Aime ! » 

Michel  SEVEYRAT

(Article paru le jeudi 9 novembre 2000,

       dans le Dauphiné Libéré, toutes éditions,  page Tourisme)

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